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Bosch sortit de l'allée, passa dans Nathan Road et vit tout de suite la foule de badauds qui s'était rassemblée pour regarder comment les flics répondaient à l'appel qu'ils avaient reçu des Résidences de Chungking. En s'arrêtant, les véhicules de la police et des pompiers créaient des bouchons et une pagaille sans nom. Les chevaux de frise n'avaient pas encore été installés, les policiers qui débarquaient étant probablement trop occupés à essayer d'atteindre le quinzième étage afin de savoir ce qui s'était passé. Harry put ainsi rejoindre la queue d'une file d'ambulanciers en train d'apporter des civières au rez-de-chaussée de l'immeuble.
L'agitation et la pagaille avaient poussé nombre de boutiquiers à se masser aux alentours du renfoncement des ascenseurs. Quelqu'un hurlait des ordres à la foule, mais personne ne semblait s'en soucier. Bosch se faufila entre les gens et rejoignit l'arrière du bâtiment, où se trouvaient les réceptions des hôtels. La diversion jouait beaucoup en sa faveur. L'endroit était totalement désert.
Lorsqu'il parvint au guichet où il avait loué les deux chambres, il s'aperçut qu'on avait descendu à moitié le rideau de sécurité pour indiquer que c'était fermé. Mais l'homme au tabouret était toujours là, au comptoir de derrière, à entasser des papiers dans une mallette, le dos tourné à Bosch. Tout disait qu'il était prêt à partir.
Sans rien perdre de son élan, Bosch sauta par-dessus le comptoir, s'écrasa dans l'homme au tabouret et l'expédia par terre, puis il lui sauta dessus et lui assena deux coups de poing en pleine figure. Le type avait déjà la tête par terre et en sentit tout l'impact.
-Non, s'il te plaît, réussit-il à cracher entre les coups.
Bosch jeta vite un coup d'œil par-dessus le comptoir pour être sûr qu'il n'y avait toujours personne. Puis il sortit son arme de derrière son dos et en appuya le canon dans le pli graisseux que le type avait sous le cou.
- Tu as réussi à la faire tuer, espèce de fils de pute ! Je vais te buter !
- Non, s'il te plaît ! Sir, s'il te plaît !
- C'est toi qui leur as dit, pas vrai ? Tu leur as dit que j'avais de l'argent.
- Non, je n'ai pas dit.
- T'imagine pas de me mentir ou je te tue tout de suite. Tu leur as dit !
L'homme souleva la tête.
- D'accord, écoute, écoute, s'il te plaît. J'ai dit faire mal à personne. Tu comprends ? J'ai dit faire mal à per...
Bosch recula son arme et la lui abattit violemment sur le nez, la tête du type cognant fort sur le béton. Puis il lui rentra la gueule du flingue dans le cou.
- Je me fous de ce que tu leur as dit. Ils l'ont tuée, espèce de merdeux ! Tu comprends ?
Le bonhomme était sonné et saignait, ses yeux n'arrêtant pas de cligner tandis qu'il évoluait aux confins de la conscience. Bosch lui flanqua une claque de la main droite.
- On reste éveillé. Je veux que tu voies la suite.
- S'il te plaît, non... Je suis très navré, sir. S'il te plaît, ne...
- Bien, voici ce que tu vas faire. Tu veux vivre, tu me dis qui a loué la chambre 1514 vendredi. La chambre 1514. Tu me le dis tout de suite.
- OK, je te dis. Je te montre.
- OK, tu me montres.
Bosch lui ôta son poids du corps. L'homme saignait de la bouche et du nez, Bosch ayant les phalanges de la main gauche en sang. Il tendit vite la main et baissa le rideau jusqu'au comptoir.
- Tu me montres. Tout de suite.
- OK, c'est ici, dit l'homme en lui indiquant la mallette qu'il était en train de remplir. Il plongea la main dedans, Bosch leva son arme et la lui braqua sur la tête.
- Doucement, dit-il.
Le guichetier sortit une pile de formulaires de police. Bosch vit la sienne sur le dessus. Il tendit la main, l'attrapa et en fit une boule qu'il plaça dans la poche de sa veste. Sans cesser de mettre le type en joue.
- Vendredi, chambre 1514. Tu la trouves.
L'homme posa la pile de fiches sur le comptoir de derrière et commença à chercher. Bosch sut tout de suite qu'il prenait tout son temps. Les flics allaient arriver aux comptoirs des hôtels d'un instant à l'autre et les trouver. Un quart d'heure au moins s'était écoulé depuis la fusillade au quinzième étage. Il vit une étagère sous le comptoir de devant et y posa son arme. Si la police l'attrapait avec, il irait en prison quoi qu'il arrive.
Regarder ainsi l'arme du voleur en la posant sur l'étagère lui rappela qu'il avait laissé son ex-épouse et la mère de sa fille étendue morte et seule à l'étage. Il en eut le cœur brisé. Il ferma les yeux un instant et tenta de repousser cette image et cette pensée loin de son esprit.
- Voilà !
Bosch rouvrit les yeux. L'homme était en train de se détourner de lui et du comptoir de derrière. Bosch entendit un déclic nettement métallique. Il vit le type lever le bras et comprit qu'il avait un couteau dans la main avant même de le voir. En une fraction de seconde, il décida de bloquer l'attaque plutôt que de l'esquiver. Il fonça, rentra dans le type, leva le bras gauche pour arrêter la lame et écrasa son poing droit dans la gorge de son assaillant.
Le couteau traversant la manche de sa veste, il sentit la lame lui entrer dans l'avant-bras. Mais ce fut la seule blessure qu'il reçut. Sous le coup qu'il lui avait porté à la gorge, le guichetier vacilla en arrière et se prit les pieds dans le tabouret qui s'était renversé. Bosch lui retomba aussitôt dessus, lui attrapa le poignet et lui cogna sans arrêt la main par terre jusqu'à ce qu'il lâche son couteau, qui glissa sur le béton en cliquetant.
Puis il se leva en serrant toujours la gorge du type dans sa main et en le maintenant par terre. Il sentit alors le sang couler sur son bras blessé. Et pensa une fois encore à Eleanor étendue morte au quinzième étage. Eleanor à qui l'on avait tout pris, jusqu'à la vie, avant même qu'elle puisse dire un seul mot. Avant même qu'elle puisse revoir sa fille vivante.
Il leva haut le poing gauche et l'abattit vicieusement dans les côtes du guichetier. Encore et encore il le frappa au corps et au visage jusqu'à ce qu'il soit sûr que, la plupart des côtes et la mâchoire brisées, le bonhomme ait enfin sombré dans le coma.
Essoufflé, il ramassa le cran d'arrêt, le replia et le laissa tomber dans sa poche. Puis il se dégagea du type qui ne bougeait plus et ramassa les formulaires éparpillés par terre. Se leva, les renfourna dans la mallette du guichetier et la ferma. Se pencha par-dessus le comptoir pour regarder à travers le rideau de sécurité. La voie était toujours libre, mais il entendait déjà les ordres donnés au porte-voix près du renfoncement des ascenseurs. La procédure, il le savait, voulait que la police ferme tout l'immeuble pour le sécuriser.
Il remonta le rideau d'une cinquantaine de centimètres, reprit l'arme sur l'étagère et la glissa dans le creux de ses reins. Puis il passa par-dessus le comptoir avec la mallette et sortit. Après avoir vérifié qu'il n'avait laissé aucune trace de sang sur le comptoir, il baissa le rideau et s'éloigna.
Toujours en marchant, il leva le bras à la lumière pour regarder sa blessure à travers la déchirure de sa manche. Elle avait l'air superficielle, mais saignait abondamment. Il remonta sa manche pour qu'elle fasse tampon autour et absorbe le sang. Puis il vérifia par terre pour être sûr qu'aucune goutte n'en tombait.
Au renfoncement des ascenseurs, les flics poussaient tout le monde dehors, dans une zone sécurisée où ils pourraient garder les témoins et leur poser des questions sur ce qu'ils avaient vu ou entendu. Bosch savait qu'il n'était pas question d'en passer par là. Il fit demi-tour et prit une allée conduisant de l'autre côté du bâtiment. Il arriva à un croisement et sur sa gauche il surprit deux types qui s'éloignaient en courant de toute cette activité policière.
Il les suivit en comprenant soudain qu'il n'était pas le seul dans l'immeuble à n'avoir aucune envie d'être interrogé par les policiers.
Les deux hommes disparurent dans un passage étroit entre deux boutiques maintenant fermées. Bosch continua de les suivre.
Le passage menait à une cage d'escalier conduisant à un sous-sol où s'alignaient des resserres pour les boutiquiers manquant de place au-dessus. Bosch les suivit dans une allée, puis il tourna à droite. Il vit les deux types se diriger vers un panneau en caractères chinois rouges qui luisaient et comprit que ce devait être une sortie. Ils poussèrent la porte et l'alarme se déclencha. Ils claquèrent la porte derrière eux.
Bosch courut lui aussi vers la porte et la franchit. Et se retrouva dans la même allée piétonne qu'auparavant. Il gagna vite Nathan Road et chercha Sun Yee et la Mercedes des yeux.
Il y eut un appel de phares à une rue de là et Bosch vit que la voiture l'attendait devant l'engorgement de véhicules de police garés n'importe comment à l'entrée des Résidences de Chung-king. Sun Yee déboîta du trottoir et roula doucement vers lui. Bosch se dirigea vers la portière arrière, puis se rappela qu'Eleanor n'était plus avec eux. Il s'assit devant.
- Vous avez mis temps, dit Sun Yee.
- Oui, dégageons de là.
Sun Yee jeta un coup d'oeil à la mallette et aux doigts ensanglantés qui tenaient la poignée. Il garda le silence. Il accéléra et s'éloigna des Résidences. Bosch se retourna sur son siège, son regard remontant la façade du bâtiment jusqu'à l'étage où ils avaient laissé Eleanor. D'une manière ou d'une autre, il avait toujours pensé qu'ils vieilliraient ensemble. Leur divorce ne comptait pas. Les amants et amantes de passage non plus. Ils avaient eu une relation en pointillé, mais ça non plus, ça n'avait aucune importance. Dans sa tête, leurs séparations ne pouvaient être que temporaires. Bien sûr, ils avaient Madeline et ce serait toujours un lien, mais pour lui un jour il y aurait plus.
Maintenant tout cela était fini et c'était à cause des décisions qu'il avait prises. Peu importait que tout soit parti de son affaire ou de la bévue qu'il avait commise en faisant étalage de son argent. Tout ramenait à lui et il ne savait pas trop comment il allait s'en débrouiller.
Il se pencha en avant et se prit la tête dans les mains.
- Sun Yee, dit-il, je suis désolé... Moi aussi, je l'aimais. Sun Yee garda longtemps le silence et lorsque enfin il parla,
ses mots sortirent Bosch de la spirale descendante dans laquelle il était parti et le ramenèrent à la réalité :
- Nous devons trouver votre fille maintenant. Pour Eleanor nous ferons ça.
Bosch se redressa et acquiesça d'un signe de tête. Puis il se pencha en avant et tira la mallette sur ses genoux.
- Garez-vous dès que vous pourrez. Il faut que vous regardiez ces trucs.
Sun Yee prit plusieurs tournants et mit quelques rues entre eux et les Résidences de Chungking avant de se ranger le long du trottoir. Ils se trouvaient alors en face d'un marché de bric et de broc envahi de touristes occidentaux.
- C'est quoi, cet endroit ? lui demanda Bosch.
- Le marché de jade. Très fameux pour Occidentaux. Vous ne serez pas remarqué.
Bosch acquiesça. Il ouvrit la mallette et lui tendit la pile de formulaires en vrac. Il y en avait une bonne cinquantaine. La plupart des fiches ayant été remplies en chinois, Bosch ne pouvait les comprendre.
- Je cherche quoi ? lui demanda Sun Yee.
- La date et le numéro de chambre. Vendredi, on était le 11. C'est ça qu'on veut, et la chambre 1514. C'est forcément là-dedans.
Sun se mit à lire. Bosch l'observa un moment, puis il regarda le marché de jade. Par les entrées il vit rangée sur rangée d'éventaires où des vieux, hommes et femmes, vendaient leurs articles sous des auvents branlants en toile et en contreplaqué. On allait et venait, et il y avait foule.
Il pensa aux singes de jade attachés au fil rouge qu'il avait trouvés dans la chambre de sa fille. Elle était donc passée là. Il se demanda si elle avait fait seule tout le trajet de chez elle ou si elle était venue avec des amis, Lui et Quick en particulier.
Devant une des entrées, une vieille femme vendait des bâtonnets d'encens et entretenait un feu dans un baquet. Sur une table pliante à côté d'elle se trouvaient des rangées d'objets en papier mâché qu'elle vendait pour qu'on les brûle. Il vit une rangée de tigres et se demanda pourquoi un ancêtre mort pouvait bien avoir besoin d'un tigre.
- Ici, dit Sun Yee en montrant une fiche de police à Bosch pour qu'il la lise.
- Qu'est-ce que ça dit ?
- Tuen Mun. On y va.
Bosch eut l'impression qu'il avait dit tin moon1
- Tin moon ? C'est quoi ?
- Non, Tuen Mun. C'est dans les Nouveaux Territoires. Cet homme y habite.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Peng Qingcai.
1. « La lune en étain », (NdT.)
Qingcai, se dit Bosch. Américaniser ce nom en Quick pour impressionner les filles au centre commercial n'était peut-être pas si difficile que ça. Et si ce Peng Qingcai était le frère aîné de Lui, le garçon avec lequel Madeline avait quitté le centre commercial ?
- La fiche mentionne-t-elle son âge ou sa date de naissance ? - Non, pas d'âge.
Il y avait peu de chances. Lui non plus n'avait pas donné sa date de naissance quand il avait loué les chambres, le réceptionniste s'était contenté de son numéro de passeport et n'avait pas exigé qu'il lui fournisse tous les autres renseignements d'identité nécessaires.
- Il y a l'adresse ? - Oui.
- Vous pouvez la trouver ?
- Oui, je connais cet endroit.
- Parfait. Allons-y. Ça prendra combien de temps ?
- C'est long en voiture. Il faut aller nord, puis ouest. Ça prendra une heure ou plus. Le métro irait plus vite.
Le temps était essentiel, mais la voiture les rendrait autonomes.
- Non, dit Bosch. Nous aurons besoin de la voiture quand nous l'aurons trouvée.
Sun Yee marqua son accord d'un signe de tête et déboîta du trottoir. Une fois en route, Bosch ôta sa veste et remonta sa manche de chemise pour examiner de plus près sa blessure au bras. L'entaille faisait cinq centimètres de long et courait sur la face interne de son avant-bras dans la partie supérieure. Le sang commençait enfin à coaguler.
Sun Yee y jeta un rapide coup d'œil et regarda de nouveau la route.
- Qui vous a fait ça ? demanda-t-il.
- Le type derrière le comptoir. Sun hocha la tête.
- C'est lui qui a monté le coup. Il a vu mon fric et nous a piégés. Qu'est-ce que j'ai pu être idiot !
- C'était une erreur.
Sun Yee en avait certainement beaucoup rabattu sur les accusations rageuses dont il l'avait accablé dans la cage d'escalier. Cela dit, pas question pour Bosch d'en rabattre sur ce qu'il pensait : c'était bien à cause de lui qu'Eleanor s'était fait tuer.
- Oui, mais ce n'est pas moi qui ai payé pour ça, dit-il.
Il sortit le cran d'arrêt de la poche de sa veste et attrapa la couverture posée sur la banquette arrière. Il y découpa une grande bande et se l'enroula autour du bras en en ramenant le bout sous le pansement. Puis il s'assura que le bandeau n'était pas trop serré, juste assez pour empêcher le sang de dégouliner sur son bras.
Il redescendit sa manche. Elle était trempée de sang entre le coude et la manchette. Heureusement le sang était déjà noir et l'on ne remarquait pas facilement les taches.
Au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans Kowloon, la dégradation urbaine et la densité de la foule augmentaient de façon exponentielle. Comme dans toutes les grandes villes, se dit-il. Plus on s'éloigne des lieux où il y a de l'argent, plus sordides et désespérantes sont les apparences.
- Parlez-moi de Tuen Mun, dit-il à Sun Yee.
- Très peuplé. Seulement Chinois. Dur, dur.
- Dur, dur côté triades ?
- Oui. C'est pas bon endroit pour votre fille.
Bosch ne le pensait pas non plus. Mais il y avait un élément positif là-dedans. Y cacher une jeune Blanche était peut-être difficile à faire sans qu'on le remarque. Si c'était bien à Tuen Mun que Madeline était détenue, il la retrouverait. Ils, tous les deux.